by Thibault Lechevallier
29 ans après la réunification, difficile d’imaginer qu’un mur eut longtemps balafré l’Allemagne. Mais, malgré une longue histoire commune, quatre décennies passées de part et d’autre du rideau de fer ont amené leur lot de difficultés socio-économiques, politiques et culturelles qui allaient devoir être surmontées ou accommodées.
Dans ce processus de longue haleine, la question de la réconciliation de deux systèmes juridiques viscéralement différents demeure inexplorée. Pourtant, pour l’ex-République Démocratique Allemande (RDA), la réunification signifia l’abandon radical de son droit, puis l’adoption et l’adaptation à marche forcée au régime juridique de son ancien ennemi idéologique, à savoir la République Fédérale d’Allemagne (RFA).
Ainsi, dans sa gestion du passé dictatorial de 20% de sa population, l’Allemagne unifiée s’est livrée à un exercice d’équilibriste entre la réparation des victimes de l’ex-RDA et la purge idéologique de son corps judiciaire.
Un exemple de justice transitionnelle qui, aussi fructueux soit-il, tend à démontrer que d’autres murs, plus complexes et inexpugnables, peuvent subsister du fait de l’introduction de la règle de droit.
La lustration de la justice est-allemande
En RDA, la justice n’était pas conçue comme un contre-pouvoir. Elle était instrumentalisée par le Parti communiste pour maintenir et renforcer son emprise sur la société. La magistrature, loyal serviteur du peuple et de l’État socialiste, était subordonnée aux instructions de la Cour suprême et du Parti. Elle œuvrait à la réalisation du socialisme et à la cohésion sociale, au détriment de la revendication des droits individuels. Mais le droit de la RDA était surtout marqué par la prépotence du droit pénal, arme de choix pour poursuivre les objectifs de répression politique du régime. Le Parti et la Stasi jouissaient ainsi d’une influence considérable sur l’issue des affaires criminelles, via le tristement célèbre concept de « justice par téléphone ».
Avec la chute du Mur est venu le temps de l’épuration de l’administration de l’ex-RDA. Quelques 600 000 personnes, du jardinier au professeur, en passant par le diplomate, auraient été affectées par cette « déstasification » de la société. Mais peu de secteurs ont fait l’objet d’un examen aussi minutieux que le corps judiciaire est-allemand. En effet, comment pouvait-on maintenir un magistrat qui avait condamné à perpétuité un individu interpellé alors qu’il tentait de s’enfuir pour l’Ouest pour y retrouver sa famille ? De tels acteurs seraient d’emblée incompatibles avec les valeurs libérales et démocratiques de l’Allemagne unifiée.
Les enjeux étaient grands : l’unification juridique était nécessaire pour préserver l’ordre public au sein de l’ex-RDA, crédibiliser sa justice aux yeux du grand public et y établir un cadre propice à la reconstruction de son économie. Or, la justice est-allemande manquait cruellement de locaux, de personnel ; son droit, pétri de marxisme-léninisme, était sous-développé, et des concepts comme l’indépendance de la justice et le droit de propriété lui étaient complètement étrangers.
Les juges est-allemands sur le banc des accusés
Pendant plus de quatre décennies, sur ordre du Parti, divers crimes d’État furent perpétrés de manière systématique contre les citoyens de l’ex-RDA, allant de l’exécution des déserteurs au dopage forcé des athlètes, en passant par l'expropriation de biens immobiliers. Entre 1945 et 1989, quelques 250 000 personnes auraient ainsi été poursuivies et incarcérées pour des motifs politiques.
Pour l’Allemagne unifiée, la nécessité de répondre aux besoins de justice des victimes, auxquelles avait été promis un État gouverné par l’État de droit, était impérieuse. C’est donc sous l’autorité des magistrats ouest-allemands que se sont multipliées des amnisties, des indemnisations et des restitutions de milliers de biens immobiliers expropriés, tandis que plus de 100 000 individus ont fait l’objet d’enquêtes pour leur participation supposée à divers méfaits.
La majorité des informations judiciaires visaient des juges est-allemands accusés d’avoir perverti la loi, en prononçant délibérément des peines draconiennes, telles que des condamnations à mort et des peines à perpétuité dans le cadre de procès politiques. Le droit naturel était d’ailleurs parfois invoqué par les magistrats ouest-allemands pour dénier la validité de certaines lois est-allemandes qui permettaient, par exemple, aux gardes d’abattre des transfuges migrant vers l’Ouest. Ce fut le cas, en 1995, au cours du procès d’Helene Heymann, 77 ans, qui écopa du verdict le plus sévère jamais rendu contre un juge de l’ex-RDA, soit cinq ans de prison avec sursis pour des faits remontant aux années 1950.
Le temps des désillusions
En tout, seuls quarante officiels de l’ex-RDA ont été condamnés à des peines de prison ferme. Ironiquement, le retour de la règle de droit a, d’une certaine manière, desservi l’action des magistrats ouest-allemands. En effet, en respect du principe de légalité, le droit de la RDA était appliqué à ce type de litiges. Mais ce droit ne réprimait pas la plupart des crimes reprochés, qui demeuraient donc impunis.
De plus, la Cour fédérale a circonscrit l’engagement de la responsabilité pénale des magistrats est-allemands, déjà difficile à obtenir, à la seule hypothèse d’une violation flagrante des droits à un procès équitable et à la vie.
Ce faible nombre de convictions — important, malgré tout, par rapport aux autres pays ex-communistes européens — a laissé aux victimes un sentiment d’injustice et de méfiance vis-à-vis de la démocratie : « on voulait la justice, et on a eu l’État de droit », raillait un activiste est-allemand. Ainsi, en 1995, 72% des Est-Allemands disaient ne pas se sentir protégés par le droit, et pour beaucoup de victimes, justice n’avait pas été adéquatement faite.
Au-delà des feuilletons judiciaires, la libéralisation à bride abattue de l’ex-RDA en a désappointé plus d’un. Malgré quelques 2 trillions de dollars d’aides ouest-allemandes au développement économique, la transition s’est faite au prix d’une fuite des cerveaux, de pertes d’emplois et de salaires décevants. Pour ces « laissés pour compte » est-allemands, le pis-aller fut alors une nostalgie profonde de l’ex-RDA. En 2005, 30% d’entre eux considéraient également qu’elle n’était pas une dictature quand, en 2010, la moitié d’entre eux pensaient qu’elle présentait davantage d’aspects positifs que négatifs. Aujourd’hui, cette idéalisation du passé, conjuguée à une insatisfaction quant au présent mène même un nombre grandissant d’électeurs est-allemands à choisir l’extrême droite. Preuve, pour certains, que la démocratisation de l’ex-RDA a amené une justice, dans son acception la plus large, en demi-teinte.
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